mardi 30 avril 2013

L'envers du décor de la transformation numérique


Nous avons, à l'occasion de plusieurs messages, analysé la transformation numérique de l'entreprise.
Cette transformation n'est pas immédiate. Elle dépend des orientations stratégiques, de la compréhension des enjeux, de l'appropriation par le management.
Nous avons aussi remarqué que le "continent numérique", celui de la "seconde économie", était apatride, ce qui pose la question des disparités réglementaires entre les nations. La division internationale du travail suit les lignes de pentes que ces disparités tracent. Le temps des "bassins" industriels est passé, et dans une industrie numérique globale, les clivages ne sont plus ceux de ressources naturelles : ils sont provoqués par les différentiels réglementaires.

Poursuivons quelque peu cette analyse sur l'envers du décor de cette révolution.

La transformation numérique, est expliquée par plusieurs facteurs que nous allons analyser ici :

  • l'évolution technologique en est de toute évidence le fondement,
  • les contraintes réglementaires, fiscales, sociales canalisent l'évolution et en exacerbent artificiellement les conséquences économiques,
  • la compréhension, ou l’incompréhension, de ces fondamentaux est aussi une des clés du parcours des nations dans leur découverte d'un nouveau siècle économique.
Nous ne revenons pas sur l'évolution technologique, par ailleurs vantée par de multiples gourous et champions, et qui brossent un décor mirifique.
Regardons plutôt l'envers du décor.



Ce sont la force des contraintes et la compréhension des enjeux qui sont le cœur de notre propos.

Parmi les contraintes, le cadre fiscal est mis en avant. En effet la pression fiscale différentiée, par exemple, dans une activité qui confronte plusieurs "faces", situées dans des pays distincts, incite l'opérateur de cette activité :
  • à surfacturer les multinationales prêtes à payer un service de publicité, qu'elles peuvent domicilier avec une grande souplesse, par exemple dans un pays de résidence fiscale avantageuse. 
  • à ne pas facturer les clients et prospects consommant des services locaux, car la facturation serait fiscalement surchargée.
Ce différentiel de pression, non seulement "chasse la matière fiscale", mais aussi, de façon logique, crée un avantage concurrentiel tangible en faveur de l'opérateur qui peut jouer sur les 2 faces. Ceci a pour effets :
  • substituer à des prestations traditionnelles locales des prestations numériques, artificiellement gratuites. Cela peut être le cas par exemple des mails, qui sont gratuits, alors que le courrier est payant.
  • désavantager de petites entreprises de l'économie numérique, locales, et mal équipées pour jouer sur plusieurs faces. Cela sera par exemple le cas des éditeurs de logiciel de wiki, qui voient leurs clients séduits par l'offre de dumping des grands réseaux sociaux.
L'effet dépressif, substituant de la production internationale à des pans du PIB national, est ainsi accéléré.

Le propos n'est pas de contester les bonnes intentions du législateur, ou de l'Administration fiscale : la justification d'un impôt, à sa création, repose sur une logique, l'impôt est l'expression d'une vision cohérente et respectable. Et plus généralement le système législatif et réglementaire n'est que le bras armé d'une vision. Cependant, entre temps :
  • d'une part le monde change, et la vision devrait évoluer pour l'adapter aux nouveaux enjeux. La transformation numérique remet clairement en cause la vision nationale, les particularismes fiscaux dévastateurs. La vision européenne, si tant est qu'il y ait une telle vision, ne peut plus se focaliser sur un "marché commun" de produits et prestations matérielles : de fait le marché commun numérique est dès à présent mondial. La vision européenne est dès lors contre-productive, ayant les effets inverses de ceux que les fondateurs de l'Europe ont recherché, car le paradigme est bouleversé.
  • l'empilement des réglementations diverses, des jurisprudences du mille-feuille administratif, créent une complexité coûteuse en structures pour les entreprises (services comptables, RH, juridiques) et pour la régulation aux différents niveaux de contrôle. Complexité coûteuse, mais aussi énorme résistance aux changements, car la crainte est toujours, en simplifiant et régénérant la réglementation, de léser tel ou tel, vigilant sur ses droits acquis. Une petite comparaison des mécanismes d'imposition des plus-values démontre l'excellence de la France dans la course à la complexité (il faudrait aussi ajouter les "contributions sociales", qui sont curieusement oubliées dans ces comparaisons).

Finalement, il en est du système réglementaire comme d'un patrimoine applicatif d'une entreprise : les vieilles applications se sont accumulées, chacune justifiée en son temps, se sont imbriquées, sur les anciens périmètres ! et pendant ce temps l'entreprise doit évoluer, faire face à de nouveaux défis... Son précieux patrimoine applicatif, atteint d’apoplexie, ne peut plus répondre : la limite du "bidouillage" est atteinte. Lors des fusions-acquisitions, la juxtaposition, pour un même métier, de patrimoines SI incohérents apparaît au grand jour. Il faut alors se redonner une vision, et procéder à une urbanisation du système d'information.

La vision commence par celle des chaînes de valeur. Ce sont les bases de l'alignement des systèmes d'information, c'est là mon cœur de métier.

Il en va de même avec l'emballement de ce système réglementaire inadapté aux nouveaux enjeux. Classiquement, il a pour corollaire les interventions court-termistes pour corriger certains effets de marché. Ces interventions ont eu par le passé des effets boomerang trop vite oubliés : par exemple le "plan calcul" qui a réussi à éradiquer la filière informatique française. Que penser des projets sur le haut débit, fondés sur le concept de fracture numérique, alors que les générations de téléphonie se suivent à cadence rapide pour l'accès en débit et en mobilité ? Faudra-t-il investir à la fois dans le câble pour les campagnes (voir à ce sujet les recommandations pour le haut débit) et y maintenir la tournée des facteurs ? l'absence de cohérence, dans l'instant et dans la durée, est tout simplement l'expression d'une absence de vision, et de la confusion des échelles de temps : rapidité des évolutions technologiques, lenteur des réformes des réglementations nationales.

Pourtant les bases, les ressorts de l'évolution ne sont ni complexes  ni nouveaux dans leurs principes. Certes, les périmètres changent et la localisation s'efface. Mais pour le reste, les mécanismes économiques, psychologiques, sociaux sont éternels. On le constate tous les jours, par exemple en plongeant au cœur des réseaux sociaux, où l'on retrouve tous les ressorts de la vraie vie. Prétendre qu'il y a des changements de ces ressorts est un leurre, qui autorise les spéculations et peut brouiller l'aperçu des obstacles qui se dressent devant nous.

Reprenons l'exemple de la fiscalité : c'est une chaîne de valeur comme une autre, car il s'agit bien de transformer, tout au long de son cycle de vie, l'entreprise et le particulier. Une sorte de code de la route, avec ses contraventions, ses péages, ses "redressements". Un modèle à faces multiples, définissant l'assiette, recueillant les déclarations, notifiant, recouvrant les dûs, et,... re-distribuant aux plus démunis...
En somme un schéma, dans sa configuration, comparable à celui d'une entreprise (voir les "azimuts des chaînes de valeur"):
Le polygone du modèle à plusieurs faces des impôts
Certes l'opération de transformation, pour la fiscalité, est complexe, certes elle est fondée sur des particularités, des souverainetés nationales, des accords entre Etats, une sur-couche européenne... Surtout, elle contribue fortement à la résistance au changement, à la rigidité du mur réglementaire datant d'un autre age. Certes il y a des trous dans la raquette européenne  avec les "Etats tunnels" mentionnés dans les débats au Sénat. Certes ces opérations seraient modifiables. Oui, mais dans quel sens ? Sur quel périmètre ? De quoi s'agirait-il ? On voit bien le débat provoqué par l'idée d'une fiscalisation des données individuelles. Quelle est la vision, et quelle serait la chaîne de valeur ? et les effets boomerang ?
Comment synchroniser la révolution technologique, qui est en marche et monte tous les jours plus en puissance, et (voir les travaux du Sénat sur le sujet) la réforme indispensable : notre désarroi est à la mesure des enjeux !

Finalement la compréhension des enjeux, du changement de paradigme, de la dynamique enclenchée  ... malgré un discours ambiant souvent lénifiant, parait bien faible. Certes les entreprises ont engagé des programmes de transformation, sont présentes sur les réseaux sociaux, expérimentent l'Open Data, les "RSE" (réseaux sociaux d'entreprise), ... Certes un programme gouvernemental est défini. Mais un retard de motivation, de compréhension, par rapport aux Etats Unis est palpable, par exemple pour la présence du haut management dans les réseaux, la tenue de blogs, la communication directe des dirigeants.
D'ailleurs, dans l'enquête réalisée par Mac Kinsey aux Etats Unis, l'implication des "senior executives" a fait un bond entre 2011 et 2012, passant des alentours de 50 %, où elle plafonnait depuis 4 ans, à 85 %. Quand nos hauts dirigeants seront-ils à 85 % impliqués dans le net 2.0 ?
Ce retard, habituel dans l'appropriation des nouvelles technologies, n'est pas favorable au positionnement stratégique des entreprises et organisations sur les marchés du numérique, qui permet sécuriser les positions économiques acquises, et de saisir les opportunités de développement, facteur de croissance que constatent les études.

Ce retard signifie-t-il que nous bénéficierons des mêmes retombées économiques que celles constatées chez nos devanciers. On peut en douter fortement, car le contexte réglementaire américain est différent, et les mêmes causes n'ont dès lors pas les mêmes effets. Nous sommes habitués à regarder outre-atlantique pour prédire nos évolutions et prendre exemple. Cette fois-ci, prenons garde de ce mimétisme, le réveil risque d'être difficile. Le "marché commun" jouera-t-il à l'envers ?

Ce jeu de Cassandre n'est pas un plaisir, mais les perspectives de croissance annoncées grâce à la transformation numérique seront-elles au rendez-vous ?

Les effets positifs de la transformation numérique, évidents dans une vision globale, compenseront-ils la pression dépressive du désavantage concurrentiel ? Instruits de ces écueils, comment bousculer les multiples chicanes administratives et particularismes des périmètres nationaux dépassés par le torrent numérique ?

3 commentaires:

  1. Qu'on parle de numérique ou de dérive des continents ou de drakkars, ou d'avions, on parle in fine de moyens de connexions, de transports conduisant à des interactions et des confrontations entre ces fameux ecosystemes dont on parle tant.
    Les marsupiaux ont été balayés d'amerique du sud quand le pont physique s'est créé avec le nord. Les incas ont été balayés par les conquistadors, leurs navires, leurs virus. La caulerpa a envahie la méditerranée accrochée aux coques, la tortue californienne est arrivée par les aquariums... etc... sans parler du moustique tigre qui voyage par avion...
    Dans tous les cas c'est le plus mobile, le plus adaptable, le plus véloce qui gagne contre le replis sur soi et les bonnes vieilles valeurs du passée. A l'ère de la nouvelle Pangée numérique la probabilité qu'un "lost world" puisse se maintenir a l'écart semble bien improbable fut-il le dernier sanctuaire du summum de l'évolution sociétale et de la fiscalité triomphante...

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  2. Merci Daniel pour ce commentaire. On aimerait garder une place sur cette Pangée ultime du numérique, il ne suffira pas de dire qu'on est les meilleurs, et de remuer, trop tard, la machine à réformer !

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