lundi 24 février 2014

Architecture d'Entreprise, Architecture des Confusions


Dans la nature, dans l'économie, la société, tout est transformation : le zephir printanier, la routine du besogneux, l'improvisation du talentueux, le sillage du TGV, le service au client, le parcours du passager, l'équilibre du biotope, la pression administrative, la formation de l’étudiant, ...

Tout est transformation et l'Architecture d'Entreprise, l'EA, a l'ambition de transformer l'Entreprise.

Pourtant la nature, les sociétés, les bactéries, les individus, les acteurs économiques  n'ont pas attendu l'EA pour se transformer et transformer.

L'Architecture d'Entreprise est une discipline qui se cherche, confrontée à un brouillard de méthodologies, une inflation de framework, voire de concepts variés présentés comme fondements par chaque chapelle méthodologique.

Un temps, on a pu trouver dans la polarisation sur l'Architecture des Systèmes d'Information, origine historique de l'EA, l'explication de ce flou et du mirage que serait une Architecture du Business.

Hélas le brouillard demeure, et l'EA semble inscrite dans un paysage flou. Chacun s'efforce de définir cette fameuse EA, mais dans les différentes approches proposées par les chapelles, et malgré la richesse et l'épaisseur de la documentation disponible, ressortent plusieurs confusions :

  • Confusion car on ne sait distinguer, et dissocier, les différentes chaînes de valeur qui assurent les transformations intimes à la vie de l'entreprise. On connait mal leurs biorythmes, les événements qui en déterminent la cadence, l'architecture de valeur qui répartit les rôles des artisans de ces multiples vies : services au contact, centres de ressources partagées, services experts, SI, données maîtres, règlements, patrimoine, ...
  • Confusion car on ne dispose pas de modèle pour analyser une transformation, les modèles disponibles s'appliquant à des entreprises types, et proposant une modélisation stéréo-typique du business globale. On a le choix entre une vision trop détaillée et "collée" sur l'instrument (le SI, le processus, l'organisation) et cette vision globale uniforme.
  • Confusion, car on ne sait pas sortir du périmètre figé de l'entreprise, alors que celle-ci vit de plus en plus en symbiose avec un écosystème étendu.

Et pourtant, ce ne sont pas les "framework", les méthodologies qui font défaut. Mais chaque méthodologie privilégie un angle, se polarisant sur une transformation :

Prenons l'exemple de l'approche de l'Open Group, Togaf : elle se polarise sur la transformation, à composante et motivation SI, avec un cycle orienté gros projet et une gouvernance traditionnelle en boucle. C'est une vision héritée de la gouvernance par le SI et les gros projets.
Explicitement, la Transformation du SI est au centre du sujet.
Les experts architectes d'Entreprise veulent bien sûr se situer au niveau de la globalité, et replacer le SI comme moyen, opérationnel ou stratégique, mais comme moyen et non comme finalité, et Togaf peine à évoluer dans ce sens.
Car la question est celle de la transformation de l'entreprise.
Celle-ci obéit certes à quelques généralités, mais comment la modéliser sans compréhension des divers fonctionnements qu'il faut transformer ?
On se perd alors dans le discours, les incantations, les préconisations, les comparaisons lénifiantes entre framework, et le constat d'une confusion (voir l'opinion d'un expert à ce propos).

CEISAR : le cycle de transformation de l'Entreprise
Au fond, il faudrait d'abord s'entendre sur ce dont on parle : l'Entreprise, puisqu'elle est l'objet de la transformation. Le schéma ci-joint de Ceisar le rappelle fort à propos.


Il faut donc disposer d'un modèle de l'entreprise, avant de proposer un modèle de transformation pour celle-ci. Mais il faudrait que ce modèle soit adaptable, configurable pour coller à la réalité, aux variations :


  • la variété des métiers, car coexistent au sein de l'entreprise plusieurs transformations qui sont propres à son activité et qui la tirent vers différents azimuts (voir sur ce site les azimuts des chaînes de valeur), et les stéréotypes restituent mal les spécificités des différents métiers
  • la variété des périmètres d'Entreprise et de fonctionnement au sein d'un écosystème de plus en plus ouvert
  • les subtilités des composantes de la valeur (cf. le polymorphisme de la valeur), trop souvent ignorées à l'avantage de la vision financière réductrice et rationnelle, qui gomme les aspects psychologiques, sociologiques, culturels, informels


Ceci explique la multiplication des propositions de modèles, soit sectoriels, soit génériques. Dans notre contexte français, le modèle proposé par Ceisar est sans doute un des meilleurs de la famille des génériques.

Ces modèles nous engagent dans une décomposition analytique. C'est une Architecture analytique, dans la tradition du célèbre modèle de Zachman, qui a la vertu de clarifier, expliquer. Mais, se polarisant sur les moyens mis en oeuvre, elle met sur le devant de la scène l’ingénierie de l'organisation, des SI et des processus.

L'EA devrait pourtant transcender l'étroite vision des systèmes d'information et d'organisation, et dépasser les basses couches technologiques, les choix de structure, le détail des process. A défaut de vision globale des chaînes de valeur, les modèles analytiques se fondent sur les ressources, les process, les fonctions, les solutions, les modèles d'information, et non sur le tamis des transformations.

Exemple d'axes d'analyse des transformations
La multiplication de ces modèles, des framework, des démarches est le symptôme de l'exploration, par variantes d'ingénierie et chapelles méthodologiques, des territoires des changements que nous avons appelés "architectures de valeur". De quelles transformations parle-t-on ? Quels sont les axes d'analyse ?

Et si l'entreprise doit se transformer, qu'elles sont les évolutions exogènes (marché, réglementation, transformation numérique, ...) qui doivent être anticipées, et comment s'imposent à elle ? Qu'elles sont les chaînes de valeur remises en cause, où sont localisés les changement réels et potentiels. Qu'elle l'échelle de temps sur chaque axe d'analyse ? Quelles sont les vitesses de changement du contexte, sur ces axes ? Les évolutions endogènes du modèle analytique sont la réponse aux défis exogènes, qui portent sur les chaînes de valeur, et non sur leur instrumentation par des processus, du SI, de l'organisation.

Nuage de mots de Togaf ego-centré
Trop de démarches méthodologiques, de modèles analytiques, d'épaisseur de documentations, de variété de concepts, nuisent à la clarté et à l'évidence qui devraient éclairer les décisions majeures (voir sur ce site). L'EA serait une discipline de spécialistes égocentristes menacés par la sclérose du méthodologue ?

S'agit-il d'Architecture d'Entreprise ou d'Architecture de Confusions ?


Les architectes d'Entreprise devraient percer ce brouillard et percevoir les vraies bases, les vrais cycles et parcours, les vrais invariants, tous les invariants et tous les cycles, ( voir sur ce site des exemples d'analyse de cycle ou de parcours) sur le périmètre des écosystèmes, par delà les frontières de l'Entreprise.





vendredi 14 février 2014

Le défi éternel de la complexité des systèmes



Le thème de la complexité, de son accroissement inéluctable, des effets induits, est éternel. On s'y perd, enivre, dans l'infini d'un kaléidoscope.

Dans une époque où le changement est partout mis en scène, la complexité de nos systèmes d'information, et, au delà, de nos sociétés elles-mêmes, apparaît comme un obstacle au changement, un frein, voire un refuge de court terme.


Cette complexité, héritée de visions et actions opportunistes, a créé, à tous les niveaux de notre réalité, de magnifiques "mille-feuilles", onctueux à souhait, mais terriblement superflus.

Dans le fond, il en va des organisations, des structures réglementaires, des Etats et corps constitués, comme des systèmes d'information. Pour ceux-ci on constate que :

  • le processus de complexification est naturel, il découle de la vie et des besoins exprimés au coup par coup, souvent sans vision globale, comme nous l'avons à mainte fois constaté ici,
  • réduire la complexité est un processus d'un autre ordre, qui va à l'encontre de la nature facile du "fil de l'eau" : il coûte et suppose une volonté supérieure, et souvent une rupture.
Regardons une question, au "raz des pâquerettes" du jardin informatique : la fragmentation d'un support informatique, est un sujet question bien connu depuis des décennies : au fur et à mesure des demandes d'allocation d'espace sur le support, celui-ci se trouve progressivement fragmenté, au point que les performances se dégradent... le pourcentage de fichiers divisés en "fragments" devient trop fort, le "mur" de complexité créé accroît les temps d'attente de façon exponentielle.
Le remède est simple : il faut
Image de la fragmentation d'un disque dur
réorganiser le support ! Un utilitaire fait cela proprement et méthodiquement, il déplace les fichiers et supprime les fragments. Processus laborieux si les volumes sont importants, mais, visualiser cette progression, est un spectacle fascinant.

En somme :
  • la fragmentation a été inexorable, fatale d'une complexification naturelle au fil de l'eau,
  • la simplification exige une action volontaire, avec des délais et coûts.
A un autre niveau d'abstraction, dans le cas des systèmes d'information, il faudra aussi cette volonté, et une gouvernance des actions simplificatrices. La cellule d'urbanisme SI est l'avocat de ces opérations salutaires pour réduire les coûts de sur-complexité, les risques d'embolie, les rigidités de tout poil. Car la réforme est aussi une des clés de l'agilité, tant demandée pour faire face aux enjeux actuels.

Cet exemple des systèmes d'information, bien connu au Club Urba-EA, se transpose sur le sujet de la complexité des organisations ou sociétés, où les acteurs en sont moins conscients, souvent de parti-pris, et unanimement fatalistes.

D'ailleurs, dans les SI comme partout, les obstacles et accélérateurs sont les mêmes :
  • les obstacles sont les multiples variantes de résistance au changement, avec les incompréhensions des enjeux, la défense des acquis, la protection par des prérequis, des idéologies, des méthodologies, et réglementations empilées dont on ignore la finalité... Dans le SI il s'agit de "code" orphelin mais qu'on n'ose supprimer par crainte de l'imprévu.
  • les accélérateurs sont la prise de conscience collective, le dépassement des égoïsmes, le charisme de leaders visionnaires, ...
Et pourtant, il y aurait bien un autre remède, bien plus sain : que la lutte contre ces coraux qui créent les récifs de la complexité, contre ces empilements réglementaires, contre toute fuite en avant vers la commission, contre l'appel aux mirages de l'empilement, que cette lutte soit "native", qu'elle soit inscrite dans les gènes du quotidien.

Le framework gouvernemental FEAF
Certes l'histoire enseigne que les grandes évolutions se sont faites par rupture. Pourtant un changement progressif, moins brutal, moins coûteux et traumatisant, est praticable. N'y a-t-il pas là le principe même de l'urbanisme ? Prévoir une cible idéale, adaptée aux nouveaux enjeux, et déformer l'existant, à l'occasion des projets, au moindre coût, pour converger à terme vers cette cible.

Certes, il faut pouvoir tracer la cible, mais ce ne sont pas les méthodes qui manquent pour le faire (dans le SI : Togaf, FEAF, Sesames, Ceisar, Praxèmes, CCU Etat Français... on s'y perdrerait).

Cycles de vie de l'Entreprise selon le FEAF
Finalement qu'importe la méthode, c'est le fond qui est en question.

Et le fond est loin d'être inanimé : il est perpétuellement en mouvement, agité par de multiples biorythmes. On peut y voir de nombreux cycles, comme présenté ci-contre par le FEAF pour l'entreprise.

Personnellement, et passionnément, je prétends qu'il est aisé de repérer les invariants et de définir un canevas valable pour représenter tout type de système vivant, à quelque niveau qu'on se situe.

Les cycles de vie, les parcours, de tous types, matériels, immatériels, virtuels, en sont la base.
Ces invariants apparaissent dans le détail ou la globalité des SI, au sein des entreprises, des organisations, des sociétés, et des écosystèmes de tous ordres. Les "terrains de jeux" apparaissent alors clairement, l'anticipation est évidence, la complexité contingence.

Anticiper le changement nécessaire, et, par son évidence, y croire, et que la volonté collective s'exprime alors au quotidien. La défragmentation sera pratiquée à la base, en silence et sans discours, et le mille-feuilles fondra comme neige au soleil.






samedi 1 février 2014

Le trouble des dates dans les systèmes d'information


Les systèmes d'information, les SI, innervent nos sociétés. De tout temps il a fallu les structurer pour en faciliter la gestion et l'accès.

Le règne des registres et index

Ils ont pris historiquement diverses formes, par exemple avec registres, fiches, bordereaux récapitulatifs, comme on peut les voir dans les archives de l'Etat Civil. Celui-ci s'est structuré avec le Code Napoléon, qui reste encore la base de notre réglementation actuelle.

Le Code Civil est bien organisé et permet de tracer les événements, naissances, mariages, décès, avec leurs dates et lieux de survenance.
On peut rechercher ces événements dans les "tables décennales" qui les reprennent triés par commune, première lettre du nom, et date.



On accède ensuite aux registres annuels qui regroupent les fiches d'Etat Civil par ordre chronologique, avec un récapitulatif alphabétique.

Et enfin la fiche elle-même relate l'événement et ses circonstances.

En somme, bien avant l'apparition de l'informatique, des "systèmes d'information" se sont constitués, et ont joué un rôle majeur dans nos sociétés, par exemple pour la conscription, les élections, les finances...

Les tout premiers SI de l'informatique étaient, par contrainte technique, en pratique séquentiels, à l'image des cartothèques de la mécanographie.

Source Université de Tours
Mais avec l’arrivée des mémoires de masse apparaissent des "méthodes d'accès" dont le célèbre "séquentiel indexé", avec un principe (cf schéma) proche de celui de l'Etat Civil.

Bien sûr des méthodes plus performantes et sophistiquées ont été développées, mais l'accès à l'information reste une question technique centrale.

Elle prend une ampleur nouvelle avec l'explosion des volumes (big data) et des champs sémantiques. Car la numérisation se généralise tout azimut.

Une datation approximative et désorganisée

Il est vraiment temps de prendre du recul, face à cette explosion des systèmes, sur un point particulier mais fondamental : la datation des informations.

Effet spaghetti (simplifié)
En effet la gestion des dates, pourtant indispensable dans tous les SI car ils retracent tous des réalités qui évoluent, est approximative. Certes, le besoin d'être au clair sur cette datation de l'information n'était pas explicite du temps du règne des "fichiers", car la date était implicite et déduite de celle de la version de fichier. Mais la base culturelle des informaticiens et des maîtres d'ouvrage a hérité de cette modélisation statique, et bien des SI modernes restent synchronisés sur une datation confuse. En découlent de multiples dysfonctionnements : non qualité des données, sur-coûts d'intégration des données, complexité des échanges d'information, effet spaghetti, refuge dans une paranoïa technologique, ou a contrario consolidation sur des bases technologiques surannées...

La trilogie des dates

Curieuses aberrations ! En effet les fondamentaux de la datation sont simples et universels ! Dans les SI comme dans la vie.

De quoi s'agit-il ?

  • L'information retrace toujours une situation qui vit, change à l'occasion d'un événement d'une mutation, d'une transformation : il a date du fait.
  • Ce fait peut être vu de façon anticipée (prévision, programmation,...), en vision du fait réel constaté, mais aussi en vision de recul (retour d'expérience, validation comptable,...). Il y a date de vision.
  • Mais attention cette date de vision n'est pas la date à la quelle le système technico-social a restitué l'information (date de saisie, date technique, horodatage automatique, chrono, ...) souvent mise en avant comme date "réelle" mais bien sûr source d'erreur "optique" dans la vision. Il y a date technique.
Ces dates s'appliquent à chaque "grain" d'information, au niveau élémentaire, et non dans les multiples agrégats qui ne sont que des photos partielles basées sur des compromis de datation souvent flous, implicites, et malheureusement hybrides ... donc non signifiants. C'est le "grain tri-daté" du schéma ci-dessous.
Le grain d'information tri-daté

Le débat sur la volumétrie qu'un tel triplet de dates introduirait dans le SI est complètement désuet : la désorganisation des datations, congénitale à bien des SI, crée en elle-même volumétrie par redondance et contingence des investissements applicatifs.


Voilà bien une trilogie curieusement absente des méthodologies, unanimement muettes sur le sujet. Il est grand temps d'ouvrir les yeux sur cette simple réalité, fédératrice de tous les SI, qu'ils soient internes à l'entreprise ou lui soient externes, qu'ils soient classiquement structurés ou émergeant et non structurés.