mardi 23 avril 2013

Le continent numérique en cible


Dans un précédent message, nous avons utilisé l'image de la dérive des continents : le continent global de la seconde économie dépassera, dans 20 ans nos continents nationaux de l'économie traditionnelle.
Cette seconde économie suit sa logique intrinsèque, mondialisée, très évolutive car libérée des contraintes matérielles et de localisation.
La transformation géopolitique qui est amorcée, la perte de puissance des nations, ne sont pas conjoncturelles, il s'agit d'une nouvelle révolution qui modifiera de nombreuses chaînes de valeur. Dès à présent, les positions, sur l'économie du numérique, sont dominées par quelques entreprises, pour la plupart américaines, qui optimisent leurs actions sur l'échiquier mondial.
Pourtant la transformation numérique est un levier de croissance : comment en tirer avantage, et tout simplement maintenir nos positions de puissance économique ?
Inutile de procéder à une analyse des technologies, des impacts économiques, fiscaux, sociétaux : le rapport public dit "Colin et Collin" est un diagnostic complet, pertinent, très approfondi. C'est une somme et une référence. Il a inspiré la feuille de route du numérique.

Au delà de cette analyse, comment corriger les écueils constatés :
  • "érosion de la matière fiscale" qui signifie en clair que des pans entiers de l'économie vont sortir du champ fiscal, comme on le constate déjà actuellement : un appauvrissement de l'Etat (perte de TVA et d'impôt société) est engagé,
  • effet dépressif de la transformation, par destruction de parts entières de chaînes de valeur, du fait de leur numérisation (le numérique "mange l'économie"), et en particulier pertes d'emplois,
  • transfert vers des industriels du net globaux et domiciliés hors de nos frontières, d'achats traditionnels faits à des entreprises localisées dans nos frontières.
Cela tempère l'enthousiasme. Malgré tout, la croissance est au rendez-vous, selon de nombreuses études : les entreprises gagnent, vendant des produits plus complets, du fait de la numérisation, étant plus compétitives.

En attendant, les investissements à réaliser sont colossaux, par exemple de l'ordre de 20 milliards pour le haut débit. Cela consolide le mouvement. Cette chaîne de valeur a des bases illogiques : les géants du net ne contribuent aucunement au financement des réseaux, et tirent avantages de cette gratuité, voire de la captivité numérique, comme expliqué dans un précédent message.

Les enjeux à moyen terme sont majeurs. Il en va de la transformation numérique comme du changement climatique : impossible de faire machine arrière, le cumul de décisions éparses et de court terme crée le changement, et la planète est concernée dans sa globalité.

Ceci dit, le présent message propose un angle d'analyse simple, simpliste, distinct de celui qui est généralement pris, par exemple dans les propositions actuelles, et dans la feuille de route qui en est issue.

En effet, ces propositions sont contraintes par le contexte actuel, le cadre national, les pratiques généralisées devenues incontournables. Ici, nous pouvons, un instant, nous autoriser à "rêver" d'une cible.

Car ce type de question, avec des enjeux forts à terme, est justement celui au quel sont confrontés les urbanistes, les vrais urbanistes des cités  mais aussi les urbanistes des systèmes d'information (cf le Club Urba-EA dont j'ai été l'un des initiateurs). Or, dans ces professions, on sait très bien qu'il est indispensable de définir une cible, en quelque sorte idéale, débarrassée des contingences dues aux systèmes actuels, de la complexité due aux ajouts successifs et opportunistes. Libre ensuite de trouver les chemins de migration pour s'approcher de cette cible. Car le sujet est trop complexe pour être simplement abordé de pas à pas, sans vision à terme.

Quelle serait donc cette cible idéale ? Il s'agit ici de raisonner sur ce fameux "continent numérique" globalisé, celui de la "seconde économie" dont la croissance est si rapide.
Il est tout aussi clair qu'une pareille cible doit se développer dans un territoire économique homogène dans ses règles du jeu civiles, fiscales, sociales. Il ne s'agit pas ici de porter de jugement de valeur, mais simplement de s'autoriser un raisonnement simple... sans doute irréel.
On pourra ainsi se débarrasser des nombreuses distorsions introduites par les décisions de court terme, les avantages acquis, par les divergences de fiscalité, de régulations économiques ou sociales entre les nations. Et revenir sur des sujets de fond posés, parfaitement formulés dans le rapport Colin et Collin.

Financement des réseaux (ADSL, puis câble, infrastructure internet) :

Le système actuellement en place, laisse ce financement à la charge des collectivités nationales et territoriales,  des usagers au travers de leurs abonnements, mais sans que les industriels du net n'y contribue en quelque façon. C'est comme si les autoroutes étaient gratuites et que les automobilistes et routiers libres de tout péage ou taxe sur les produits pétroliers. En quelque sorte une partie de la chaîne de valeur est ni valorisée, ni taxée. Ce modèle économique déséquilibré serait à revoir dans notre continent idéal, afin de reporter au moins en partie l'effort collectif sur les industriels de l’usage du net, qui disposent d'un avantage concurrentiel indu, au détriment de prestataires classiques chargés et taxés sur toute la chaîne de valeur.

Le modèle d'affaires à 2 faces

Ce modèle est assez fréquent dans l'économie numérique, et présente l’inconvénient  pour le pays qui exerce la plus forte pression fiscale, de chasser la rémunération de la face, où ses nationaux sont le plus présents, vers une autre.
Prenons un exemple simple et facile à vérifier : il existe un site qui s'est spécialisé sur les échanges de cartes postales. La possession de cartes anciennes, typiques d'un lieu, d'un événement  ... est diffuse auprès de très nombreuses personnes, de même, l'intérêt pour telle ou telle carte est tout aussi diffus. Le site rapproche les offreurs et les acheteurs, de façon très efficace (cartes scannées, moteur de recherche, enchères, paiement direct, gestion historique, traçage des envois postaux, ...) et conviviale.

On peut représenter ces diverses "faces" par le schéma suivant :

Ce site peut se rémunérer de 4 manières :
  • frais d'abonnement pour la "face" des vendeurs
  • frais d'abonnement pour la "face" des acheteurs
  • frais de transaction
  • frais de publicité
Il est clair que le choix de la méthode est neutre dans notre hypothèse d'école, puisque la fiscalité y est neutre, identique entre les faces. Dans un cas contraire, l'opérateur du site aura tout intérêt, du point de vue de la TVA par exemple, à rendre faussement gratuites les prestations réalisées dans le pays le plus lourdement fiscalisé. D'ailleurs les prestations n'étant pas localisées, le calcul d'une TVA sur la base d'une localisation semble arbitraire.
En somme, le modèle d'affaire à plusieurs faces est particulièrement vertueux et utile, car il crée son marché en rapprochant des acteurs géographiquement dispersés, ce qui est le propre du net. Dans l'économie réelle on en trouve aussi de nombreux exemples, avec les places de marché, les criées, la "transformation" bancaire...

Le modèle d'affaires freemium :

Ce modèle est aussi un standard de l'économie numérique dans sa phase de croissance actuelle. En effet à l’émergence d'un marché, il y a des places à prendre, une taille critique à conquérir : le service est gratuit pour les nouveaux clients, sur la base d'offres réduites mais suffisamment fonctionnelles. Ceci permet une croissance rapide, éventuellement en déficit. La rémunération de l'opérateur est différée, avec un arbitrage entre peu de dividendes immédiats et plus de dividendes à terme une fois l’entreprise viable. La rémunération à terme peut aussi provenir d'une revente, et ce choix est neutre si la fiscalité l'est (imposition des dividendes et des plus-values selon des taux identiques).
Ce modèle freemium parait lui aussi tout à fait vertueux car tout le monde y gagne : les nouveaux clients sont servis gratuitement, d'ailleurs certains choisissent ensuite l'option payante, l'entreprise développe son réseau et satisfait ainsi d'autant plus ses clients qui trouvent de plus en plus de collègues, amis, ... Voir par exemple les perspectives ouvertes par LinkedIn.

Le travail gratuit des utilisateurs

Sur le net, les utilisateurs s'identifient, s'expriment sur leurs goûts, leurs expériences, s'entre-aident, ... tout comportement qui peuvent être valorisés, par exemple dans un forum d’utilisateurs qui permet à une marque d'économiser des effectifs de "service client", ou indirectement par le marketing fin et le ciblage déduits. La qualification de travail gratuit laisse à penser que les utilisateurs, par ce comportement, réalisent effectivement un travail qui pourrait être rémunéré. Cependant il s'agit, de la part de l'utilisateur, d'un comportement volontaire, comme il le fait en parlant à son voisin ou en aidant son prochain. Que l'on cherche à moraliser la gestion des données individuelles est un vrai sujet, majeur sur les réseaux, mais qu'il est artificiel de connecter avec ce travail gratuit. Saisir soit-même sa déclaration d'impôt sur le net semble plus un "travail", car il y a bien contrainte, que d'aider son prochain par des évaluations ou commentaires sur sa dernière sortie... Et si personnellement je m'abonne à une "chaîne" de musique sur YouTube, cela est gratifiant, pour l'éditeur de la chaîne comme pour moi.

En conclusion de notre rêve sur ce continent numérique idéal, les quelques modèles présentés ici semblent vertueux et de nature à encourager les utilisateurs à consommer des services utiles et pratiques au quotidien.


Les grandes masses financières qui traverseraient ce continent y seraient bien sûr taxées pour financer les besoins collectifs. Nous avons déjà remarqué que les services publics du net étaient financés par la publicité, mais celle-ci serait de plein droit taxée, comme toutes les composantes des chaînes de valeur, ... alors que les revenus publicitaires actuels du net, qui prennent de plus en plus de part de budget, s'évadent là où nos fiscalités les ont chassés.

En poursuivant encore un peu ce rêve, on imagine que le fameux travail gratuit des utilisateurs permettrait de réguler le continent, pour développer des logiciels "gendarmes" capables de faire respecter les règles (déontologie, taxations, ...), et dénoncer les comportements déviants. Ne constate-t-on pas qu'une erreur dans Wikipedia est corrigée dans un délai court.

Enfin, il nous faut bien revenir sur notre continent de l'économie traditionnelle, et, à la lumière des disparités fiscales, sociales, culturelles, territoriales ... bien des modèles que nous avons vus vertueux dans notre rêve, y semblent distordus, bancals, et pervers.


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