samedi 30 novembre 2013

Décadence économique : la faute aux systèmes d'information



Et si la fiscalité "mangeait l'économie" ?


Si la réflexion sur la fiscalité est à l'ordre du jour, cela tient en partie au constat que la pression fiscale chasse l'activité hors des frontières d'un pays.  Ce n'est pas une question de bons ou de méchants, et de moralité, mais une simple loi économique, connue et constatée de tous temps.

De plus, à pression fiscale identique, la complexité du système a un effet supplémentaire, car elle décourage l'initiative au sein des assujettis aux tracasseries : sa compréhension et sa maîtrise demandent efforts, coûts, et risques induits ("redressement fiscal", changement imprévu des règles fiscales, ...). Pour prendre la mesure de cette complexité, il n'existe aucun indicateur, car chaque pays se garde bien d'un tel indice qui pourrait mettre à jour son acharnement réglementaire, et seule la pression totale des prélèvements obligatoires est connue.

Ces prélèvements dépassent bien sûr la seule fiscalité et s'étendent aux multiples charges, dont les charges sociales sont un des fleurons de notre désavantage économique concurrentiel dans le concert des nations.

L'Empire Romain avant sa décadence

Ainsi la fiscalité, et ses multiples avatars, "mange-t-elle l'économie", pour reprendre le terme employé par le rapport sur l'économie numérique.

Bien sûr ce levier de désindustrialisation, de délocalisation, est d'autant plus fort que l'alternative économique est volatile, comme dans le cas de l'économie numérique. Nous avons à de multiples occasions pointé ce fait historique. L'évolution fantastique de la transformation numérique, sa vitesse, son ampleur de révolution industrielle, met encore plus en lumière le désavantage induit par un carcan fiscal et social défiant les comparaisons de puissance et de complexité.


A qui la faute ?

  • Aux hommes politiques, qui ont créé au fil de l'eau, sans logique d'ensemble, un tissu de particularismes et de règles clientélistes ? qui ont choisi la facilité de l'endettement et du cas par cas, dont le monstre réglementaire n'est que l'aboutissement irraisonné ?
  • La faute à l'Europe qui rajoute une couche de surcomplexité en réglementant à tout va, tout en laissant des divergences fiscales et sociales béantes, sources de disparités qui nient l'existence même de la collectivité et de la solidarité de l'espace économique européen ?
  • La faute aux égoïsmes nationaux, qui ne voient pas la transformation économique globale, et jouent à contre-courant, en réalisant, pas à pas, les chicanes économiques, les dispositifs palliatifs, les contraintes illusoires, qui ne sont que de faux remparts contre la dérive globale de la mondialisation et de la transformation numérique ?


Sans doute un peu tous ces travers sont à l'oeuvre, dans notre civilisation qui ne voit plus rien venir, qui, à part dans les discours, ne se positionne plus sur la prospective, et privilégie systématiquement le local, l'égoïsme et le court terme.

En somme, pour les spécialistes des systèmes d'information, il en va de notre société comme du système d'information d'une grande entreprise ou organisation : l'accumulation opportuniste de systèmes, sans cible d'urbanisme des SI, crée un patrimoine sur-complexe, redondant, inefficace, résistant au changement, qui peut, par son coût, sa rigidité, mettre en péril l'entreprise elle-même. A qui la faute ? à personne bien sûr.

Et si les systèmes d'information étaient à la base de ce mal ?


Effectivement, voilà bien le fautif : l'informatique a elle seule explique toute la splendeur de notre chape fiscale et social, sa toute puissance comme son infinie complexité. Sans cette puissance, nos anciens ne disposaient que d'impôts et charges rudimentaires.

La Casio FX702P
Ne serait-ce que dans les années 80, lors de la création d'Oresys, j'avais écrit le programme de paie sur une calculette programmable de l'époque (la CASIO FX702P disposant généreusement de 1680 octets de mémoire), qui éditait une minuscule bande de papier argenté reprenant toutes les données du bulletin de paie : Le langage de programmation était abscons, mais le cahier des charges tenait dans le creux de la main.

De nos jours la réglementation de paie impose aux entreprises de dérouler des règles hyper-complexes, imposant des programmes de paie coûteux, et dont l'intégration demande de longs mois et de lourds budgets. Car la complexité informatique, celle du SI, n'est que le reflet fidèle de la complexité réglementaire. Les systèmes d'information sont souvent imbriqués, rigidifiés, balkanisés, redondants, ... maux bien connus des urbanistes des SI, à l'image d'une ville qui s'est développée au fil du temps et des initiatives opportunistes, sans schéma global. Mais ne sont-ils pas aussi le produit de la paranoïa réglementaire, de son empilement frénétique . Pire, ne l'ont-ils pas encouragée en autorisant toutes les subtilités fiscales ou sociales qui seraient ingérables sans de puissant moyens ?

Malheureusement, il en va de la complexité réglementaire comme de la complexité du SI : il est bien plus difficile de la réduire que de l’accroître ! Car cette complexité s’accroît naturellement au fil de l'eau, au souffle des bonnes intentions éclairées par la courte vue. Alors que réduire la complexité se heurte à toutes les formes de résistance aux changements, aux craintes avouées ou inavouées, et aux risques de déplaire aux particularismes dominant l'intérêt collectif.

Bien souvent, l'urbaniste, qui agit pour le bien collectif et le long terme, se heurte à cette opposition unanime.

Et si la réforme fiscale était la suite logique de ce mal ?


Le cas de la réforme fiscale envisagée est un exemple typique : bien sûr la coexistence d'un impôt sur le revenu différé et sur-complexe avec des taxes sociales simplistes et immédiates, parait illogique, injuste, inefficace, et la France semble un contre-exemple face à des pays vertueux. Suffirait-il de "ré-urbaniser" cet ensemble ? A priori, il y a une seule certitude : comme il faudra probablement que le nouveau système ne lèse personne, le nouvel "habit" se coulera dans tous les plis de l'ancien. Il sera donc aussi complexe.

Mais, ne soyons pas naïfs, il sera certainement bien plus complexe ! Car au passage on voudra naturellement la perfection : une CSG progressive et un IR immédiat ... Et là, oh miracle, le SI nous sauvera ! Un SI ad-hoc est évidement réalisable grâce à une géniale complication des programmes de paie de toutes les entreprises, chargées ainsi non seulement de calculer les charges sociales, complexifiées au passage, mais aussi les retenues à la source sur un impôt qui suppose une vision cumulée de tous les revenus !

Facile grâce à internet qui peut assembler en un immense écosystème les organismes fiscaux et sociaux, ainsi que toutes les entreprises et organisations dispensant des revenus.

Facile aussi en créant un "cloud" fiscal et social où tout un chacun sera relié !

Un investissement glorieux et de longue haleine.

Au bout du compte qu'en sera-t-il ? La divergence fiscale au sein de l'Europe se sera accrue, la concurrence fratricide entre les pays européens exacerbée, le temps des concertations, atermoiements et commissions, se sera écoulé avec les destructions d'emploi fatales de l'obscurantisme, ... le continent numérique sera encore plus fort et radieux, et ... il sera encore une fois difficile de revenir en arrière à plus simple, dans un hypothétique consensus.


C'et alors que je me dis que l'urbanisme de systèmes d'information, disciple mal connue, elle même encombrée d'un arsenal méthodologique parfois trop complexe, passéiste, et hermétique, mériterait l'intérêt et la curiosité du citoyen, alerté sur les réflexes malheureux de notre civilisation, qui, par ses gestes douloureux, signe, quelque part, sa décadence.

3 commentaires:

  1. Magnifique!

    Brillante analyse Monsieur Mandel.
    Mais cette situation de complexification paroxysmique ne porte-t-elle pas en elle la voie vers son dépassement ?

    Que pensez-vous de l'Internet des objets et des architectures REST (voir la Thèse de Fielding, chapitre 5) ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. De ce que je comprends de REST : c'est une méthode de composition d'architecture "vertueuse", c'est à dire qu'elle évite le mur de l'accroissement de l'entropie, qui nous menace d'embolie. En ce sens, elle est salubre.
      Cependant dans la vraie vie, l'architecture se construit par empilement comme un récif de corail. Elle devient naturellement insalubre !
      Certes, dans un écosystème maîtrisé, on peut planifier l'ordre, comme dans REST. Certes cela peut donner le meilleur, mais aussi le pire... Que penser de l'évolution de Youtube, qui nous révèle des perles, mais devient complètement inopérant car saturé de pub à tout propos. Justement on aurait pu définir une architecture vertueuse en matière de pub, c'est techniquement possible, il suffit que les acteurs soient d'accord. Cela n'a pas été le cas, et nous le "payons" indirectement. De fait le haut débit ne servira-t-il pas essentiellement à véhiculer de la publicité ? Peut-être que non, mais qui sait ?
      Bref, la révolution numérique profite d'avantages concurrentiels, par défaut de transposition réglementaire, car il n'y a pas de raison que les réseaux qui coûtent si cher aux citoyens soient gratuits pour tout et n'importe quoi...
      On peut penser que l'internet des objets ne fera que prolonger cette tendance... Sans parler des objets implantés qui finiront bien par arriver, pour les meilleures raisons (pathologies, thérapies,...).

      Supprimer